C’était le 29 juillet !

  • Johhnie Paulgrut venait de battre le record du monde du 100 mètres mais devait encore passer le contrôle anti-dopage.
  • Le nouveau déodorant pour chien venait d’être lancé avec succès sur le marché de la plus grande île de la planète.
  • Deux entreprises industrielles étaient en train de faire faillite et leurs directeurs jouaient au golf ensemble.
  • Madame Vondobl avait un problème avec son chat qui avait la colique. Elle était si seule, comment faire ?

En ce jour bien ordinaire, des milliers d’anecdotes émaillaient le monde de leurs détails, parfois intéressants, parfois vraiment ennuyeux, parfois carrément stupides ou honteux.

  • Dans cet autre endroit, des hommes et des femmes mouraient de faim tandis que leurs dirigeants étaient réunis à manger des petits fours et à discuter de leur prochaine livraison d’armes.
  • Ici c’était des naissances, là des morts, ici la joie et là la détresse.
  • Dans un laboratoire, des savants pensaient avoir découvert une incroyable source d’énergie. Mais en fait ils l’avaient découverte…

En fin de compte tous ces éléments étaient secondaires, à l’échelle de l’univers ! Un seul point était important concrètement sur cette planète en ce 29 juillet !

C’était simplement la fin d’un monde !

***

Il est étonnant comme la simple forme extérieure d’un objet peut influer sur l’acte d’achat d’un consommateur. De nos jours le design est omniprésent et prend en compte de nombreux paramètres tels la praticité, la beauté, l’utilité, le look et bien d’autres. Tous ces éléments forment un tout plus ou moins cohérent qui conditionne le succès du produit.

Ces éléments prennent en compte l’être humain pour lequel le produit a été conçu, s’adaptent à des stéréotypes et visent des objectifs faisant bien souvent appel à la force de l’inconscient collectif.

De nombreux produits aux solutions technologiques éprouvées et à l’aspect pratique supérieur à bien d’autres n’ont pas survécu à leur lancement simplement parce que le design était un caractère important dans la décision d’achat et que celui-ci était raté ou qu’il avait brisé trop de stéréotypes d’un seul coup. Le design est le reflet de son époque et de sa durée de vie planifiée. Relativement neutre et passe partout pour traverser les époques, beaucoup plus typé pour faire face à des phénomènes de mode, celui-ci est en fin de compte le parfait baromètre de la société dans lequel il évolue.

Dès lors que penser d’un objet créant instinctivement et instantanément un fort sentiment de révulsion et de rejet ?

Que penser d’un objet dont la vision même choque ?

Un objet dont toute harmonie est absente ?

Un objet que l’esprit refuse même admettre avoir vu ?

Très simple, il s’agit soit d’un design mal adapté…

Soit d’un produit destiné à des consommateurs/utilisateurs fondamentalement différents !

***

Sur l’écran, Mardl’a assistait à la vie de tous les jours d’une époque révolue.

Les citées étaient riantes et animées, et même s’il lui semblait que certaines parties du monde qui lui étaient montrées étaient pauvres, ceci n’égalait de loin pas la misère qu’elle connaissait sur “sa planète”. Après un moment de silence, un commentateur se mit à parler et à expliquer les images. Bien malgré elle, Mardl’a était fascinée par cet univers qu’elle ne connaissait pas.

— C’est ici que tout c’est arrêté et que tout à recommencé. La cité des sciences, l’endroit le plus avancé de la planète. L’endroit affranchi de tout gouvernement, l’endroit de la liberté intellectuelle. Le lieu où tous les savants du monde se retrouvaient pour développer les programmes les plus fous. Marier des techniques et des champs d’applications différents en était la spécialité ! C’est d’ici que toutes les inventions destinées au monde partaient. C’était le 29 juillet, une belle journée comme les autres et que rien ne destinait à entrer dans la liste rouge de l’histoire !

Sur l’écran un jeune homme, l’œil vif et la démarche rapide, se dirigeait vers un bâtiment que Mardl’a  reconnut avec stupéfaction comme étant celui dans lequel elle était entrée. Le jeune homme paraissait excité et une telle énergie semblait presque surnaturelle à Mardl’a qui avait l’habitude de voir des gens passablement amorphes.

A peine entré, le jeune homme entraîna son assistante dans son sillage  et une fois franchi le périmètre sécurisé du labo lui demanda :

— Alors Maddie, prête à tenter l’expérience de notre nouvelle source d’énergie ?

— Oh oui Ronald, je suis vraiment excitée, si nos calculs sont exacts, nous n’aurons plus besoin de pétrole ni d’électricité, les rayons Peuta pourront tout remplacer avantageusement à court terme.

— Le problème est que la réalisation des capteurs et émetteurs demande une formidable quantité d’énergie. Toute la puissance de la centrale nucléaire de la ville a été mobilisée pour réaliser la fusion des composantes nécessaires, c’est surprenant de penser que nous devons investir tant d’énergie pour en disposer ensuite à profusion éternellement.

Avec surprise Mardl’a sembla reconnaître le laboratoire dans lequel elle avait été accueillie. Son hôte le lui confirma d’un mot tout en lui demandant d’être attentive sur la suite des événements auxquels elle assistait sur l’écran.

La jeune femme et le jeune homme mirent leurs lunettes de protection et entrèrent dans une petite salle au centre de laquelle se trouvait une sorte d’assemblage composite bardé d’antennes et de voyants lumineux.

S’approchant lentement, la caméra passa au-delà de cette construction hétéroclite et découvrit un deuxième assemblage que la jeune fille reconnut comme étant similaire à la source d’énergie qui alimentait son village. De celui-ci sortait un petit fil qui reliait une dizaine de projecteurs très puissants pour le moment éteints.

Après un dernier contrôle, les deux savants se regardèrent et sans dire un mot réalisèrent les dernières connections. Puis Ronald enclencha la machine !

Rien ne sembla se passer, puis simultanément plusieurs événement se produisirent:

– Les spots s’allumèrent

– L’éclairage du bâtiment vacilla et s’éteignit

– L’éclairage de secours se mit en fonction.

Le commentateur repris le cours de ses explications tandis que sur l’écran les images montraient que toute l’agglomération semblait paralysée.

— L’expérience de Maddie et Ronald avait réussi au-delà de toutes attentes, la source d’énergie était fonctionnelle et inépuisable. Malheureusement la connexion sur les ondes Peuta avait déclenché un processus planétaire irréversible, la planète en répondant à la sollicitation Peuta avait instantanément changé l’équilibre électrique de tous ses atomes et il n’était plus possible de créer de l’électricité. Toute vie sur la planète allait donc rapidement devoir adopter les ondes Peuta en remplacement de l’électricité.

Les éléments de secours basés sur les piles sèches allaient continuer à fonctionner mais pour un temps limité puisqu’il était impossible de les recharger.

La lumière se ralluma dans la salle et l’homme lui dit:

— Ce que personne n’avait prévu était arrivé ! La nouvelle source d’énergie était bien là, inépuisable, gratuite, non polluante et non dangereuse. Toutefois le problème était que pour la capter en suffisance pour alimenter le monde, il fallait un capteur Peuta et que pour réaliser celui-ci, une phénoménale énergie était nécessaire. Une énergie dépassant de loin la puissance du seul capteur Peuta en activité! La civilisation telle que connue était condamnée à évoluer vers une autre civilisation moins dépendante de l’énergie. L’anarchie s’installa dans le monde qui peu à peu se transforma. Des épidémies surgirent, des guerres pour une parcelle d’énergie. Seule la cité parvint à survivre, un gouvernement de savants prit le pouvoir et édicta les règles qui nous gouvernent encore aujourd’hui, pas de recherche et pas de nouvelles sciences ! Voyez-vous  ma chère, c’est pour cette raison que les prêtres-savants sont contre le progrès, ils ont été conditionnés à y voir le danger !

— Mais ce générateur existe toujours ! Sinon comment aurions-nous de l’énergie ?

— Oui, il a été déplacé dans le palais du gouvernement et c’est lui qui alimente en énergie toute la planète. Il n’y a pas d’autre source. Mon aïeul a fait une erreur, mais comment lui en vouloir ? Qui aurait pu deviner que les ondes Peuta allaient annihiler l’électricité ?

Le savant semblait très satisfait de la vivacité d’esprit de la jeune femme. Il reprit ensuite la parole pour lui raconter une histoire complètement folle…

— Je suis le descendant direct de Ronald, oui tu l’as deviné. Malheureusement pour lui, la découverte des rayons Peuta a été trop soudaine et ses conséquences trop dramatiques pour lui laisser l’occasion de réparer sa faute. J’ai étudié les propriétés de cette découverte toute ma vie et suis convaincu que la solution existe, travaillant dans l’ombre du pouvoir j’ai pu amasser des preuves de la réelle possibilité de contourner les inconvénients. Malheureusement je ne suis pas assez indépendant pour pouvoir aller plus en avant dans mes recherches. Le conditionnement que j’ai subi, même si j’ai pu en détourner une grande partie, m’interdit de réfléchir et de travailler sur certains concepts.

— Et en quoi sommes nous concernés par vos problèmes ?

La jeune femme était bien décidée à ne pas s’en laisser  compter. Elle était sur le point de se lever lorsque l’homme lui dit:

— Tu es la mère du sauveur !

***

En entrant dans la salle, elle ressentit comme une attente physique et palpable. Il ne s’agissait pas de pensées négatives, mais cela lui semblait inhabituel. Un tel point de réunion de la part de la caste dirigeante ? Pourquoi toutes ces précautions ? Pourquoi cette tension dans l’air ?

Mardl’a était réellement dans un état d’esprit très combatif, elle n’allait pas s’en laisser compter par cette apparence d’officialité, s’il y avait quelque chose de louche à repérer, elle en serait capable et réagirait.

En fin psychologue, le chef de la rébellion avait déjà parfaitement analysé et calibré la jeune femme. A son grand étonnement, elle semblait présenter bien plus d’intelligence que la plupart de ses adjoints. Son esprit acéré toujours prêt à faire face à de nouvelles situations, le scientifique fit un signe discret à ses assistants et leur donna rapidement et sans quitter sa visiteuse des yeux quelques consignes à voie basse.

Le savant s’avança et Mardl’a remarqua instantanément ses yeux.

Des yeux pleins de bonté mais également de force.

Des yeux habitués à être obéis et qui ne devaient rien manquer de ce qui se passait dans leurs champs de vision.

Des yeux qui lui souriaient.

— Bonjour et bienvenue dans cette ancienne partie de la ville où nous allons procéder à l’évaluation de votre enfant. Puis sans laisser le temps aux parents de réagir, le savant fit un signe à un assistant de s’approcher et dit :

— Monsieur, pouvez-vous suivre notre assistant avec le bébé ? Nous devrions régler quelques points d’administration avec madame. Rien de bien spécial mais certains détails par rapport à l’accouchement doivent être clarifiés et si nous voulons que nos guérisseurs disséminés dans les villages soient toujours bien formés nous devons disposer d’informations fraîches.

En entendant cela Grundl’i sentit toute la tension disparaître de son corps qui s’était imperceptiblement crispé depuis son arrivée dans le labyrinthe souterrain. C’était cela la raison de leur visite, simplement s’assurer que le guérisseur était bon et profiter de faire cette enquête de manière discrète. Les sentiments de l’homme se lisaient aisément sur son visage et son attitude corporelle, comme si une vanne avait été ouverte, les symptômes de la tension disparaissaient. Mardl’a qui n’avait cessé de surveiller son interlocuteur vit très bien dans ses yeux qu’il était satisfait de l’impact de sa déclaration sur son mari. Mais elle n’allait pas se laisser manipuler si facilement. Elle avait l’habitude d’analyser les gens, de comprendre leurs motivations et de jongler avec pour traverser la vie le mieux possible. Elle avait déjà affronté tant d’hommes différents, elle connaissait tellement plus que ce qu’ils pouvaient bien se douter.

Pour la première fois toutefois, elle ne comprit pas réellement les motivations de son interlocuteur. Elle savait que son enfant ne risquait rien, de ceci elle était certaine. Pour le reste, elle était dans le flou le plus total. Tandis que son mari et son enfant partaient vers cet autre endroit, elle ressentit un pincement d’angoisse qu’elle ne put masquer complètement.

Voyant cela l’homme lui dit :

— Ne vous inquiétez pas Mardl’a, ils ne risquent rien. Bien au contraire ! Venez, allons dans mon bureau pour parler, les tests vont durer une heure, nous avons donc tout le temps de parler.

La prenant familièrement par le coude, il se dirigea vers l’arrière de la salle tout en ignorant les regards des ses assistants qui semblaient perdus devant ce changement de programme. Mardl’a ne put masquer son sourire devant ce manque d’indépendance.

Entrant dans une salle semblant sortie d’une image de l’ancien temps, Mardl’a ne put s’empêcher d’admirer les rayonnages de livres qui entouraient la pièce. A une extrémité, un feu brûlait dans une cheminée, des fauteuils semblaient l’appeler. Devant ce spectacle si merveilleux, elle laissa couler une larme. Inconsciente de ce fait, son esprit avait déconnecté et simplement admirait cette vision de calme et de bonheur. Soudainement elle ressentit comme une caresse, reprenant péniblement pied dans la réalité elle découvrit le chef du mouvement qui lui essuyait les larmes. L’homme était vraiment bienveillant et elle apprécia ce bref instant, mais décida subitement que c’était assez. Une fois de plus le savant la surprit et lui dit:

— Vous avez raison, nous allons en venir au fait et je vais vous expliquer le pourquoi de votre visite. Prenez place et laissez-moi vous conter une histoire. Je dois tout d’abord vous avouer que ce que je vous dis maintenant n’avait pas été prévu mais que j’ai changé mes programmes devant votre intelligence et votre comportement.

Son regard laissait transpirer sa bonté. Toutefois Mardl’a ne fut pas dupe, cette soudaine passion pour la transparence cachait forcément quelque chose et elle ne fit pas un geste dans la direction de son interlocuteur…

— Je vais tout vous dire. Si toutefois vous ne seriez pas d’accord, nous effacerons votre mémoire à la fin de notre rencontre et vous oublierez tout de cet entretien.

Prenant place dans un fauteuil l’homme toucha quelques boutons sur une petite commande. La salle s’obscurcit et un écran s’alluma.

Plus la cité se rapprochait plus le sentiment d’étrangeté qui habitait Mardl’a augmentait. Son compagnon juré semblait avoir complètement accepté cette aventure et elle lui en voulait ! Comment pouvait-on être aussi stupidement borné et conditionné par le pouvoir ? Comment pouvait-il être si calme ? Pour la première fois de sa vie, elle regretta de l’avoir rencontré, certes il lui avait offert une vie merveilleuse comparée aux mines et même un enfant, mais était-ce pour que tout se termine bientôt ? Lui avait-il donné tout ce bonheur pour que tout s’arrête plus rapidement ? Le dicton qui disait que si l’on vivait intensément la vie serait plus courte était-il vrai ? Elle ne se rappelait plus réellement la belle locution. Mais peu importait, elle refusait cette idée.

Toute à ses noires pensées, la jeune femme ne remarqua pas que depuis peu leur convoi était accompagné discrètement…

Comme le petit groupe s’approchait du laboratoire, un émissaire fût envoyé pour relever les accompagnateurs et conduire les jeunes gens très inquiets vers l’intérieur des bâtiments. Chemin faisant ils remarquèrent que cet endroit semblait très bien protégé, de nombreux gardes étaient répartis le long de leur chemin. Grundl’i ne manifesta aucun étonnement à cet accueil, une confrontation avec les autorités religieuses ne nécessite-t-elle toujours pas un certain niveau de sécurité ? Loin de ses pensées bien officielles, Mardl’a ne pu s’empêcher de remarquer que ces prêtres-savants ne paraissaient pas très “habituels” ils paraissaient avoir “l’œil brillant”. L’ancienne condamnée ressentait bien que l’audience qui allait se produire prochainement allait être cruciale pour son avenir. Elle ne pouvait s’empêcher d’y voir une lueur d’espoir.

Elle était loin de se douter qu’en fait elle entrait dans le saint des saints de la rébellion, mais elle pressentait que la situation était nettement plus complexe que ce qu’elle lui semblait. Arrivant devant une porte, elle remarqua avec un tressaillement que le système de protection était le même que celui qui avait été démantelé par les prêtres-savants à la mine parce que contraire à leur éthique ! Il n’y avait pas une grande différence mais elle avait suffisamment étudié ces objets pour en détecter les plus fins détails.

Où était-elle ? Sans s’en rendre compte, elle avait adopté une autre démarche, son pas s’était fait plus souple et ses muscles s’oxygénaient, comme lorsque qu’elle était à la mine et devait faire face à un danger. Elle n’avait pas encore consciemment réalisé ce qu’elle venait de comprendre que son corps s’y adaptait déjà ! L’éclat nouveau de son regard fut instantanément caché par des années d’entraînement. Celui-ci toutefois n’avait pas échappé à Arblo’p, chef de la rébellion qui suivait cette arrivée sur un écran géant.

L’affaire allait être intéressante…

***

L’homme releva les yeux de son écran, une fois de plus il était surpris de ce qu’il venait d’écrire, comme si ce qu’il consignait n’était en fait qu’une simple transposition d’une autre réalité. Il en était d’ailleurs à moitié convaincu et ceci ne le dérangeait pas.

Certaines personnes sont accros à la cigarette et peuvent par exemple en découvrir une allumée, au trois quarts consumée, dans le cendrier lorsqu’ils décident d’en allumer une autre. Cet homme était un aficionado du café et de nombreuses tasses plus ou moins remplies trônaient dans la pièce. Il prit la grande tasse posée sur son bureau, constata que le contenu en était froid, releva les yeux et ne trouva pas d’autre récipient susceptible d’être rempli. Il se leva et vida machinalement le contenu dans l’évier, deux autres tasses y étaient déjà. C’était une opération si banale que même l’évier sembla accepter stoïquement la douche brunâtre.

Son esprit avait besoin de mouvement, il fit trois fois le tour de la pièce et constata qu’il était un peu fatigué de la musique qui passait en boucle depuis deux heures ou plus. Il se servit un café chaud du thermos qui était posé à même le sol, nota dans un coin de son esprit qu’il serait nécessaire de refaire du café où même qu’il serait bon de disposer d’une machine “expresso” dans son bureau. Il contempla ses CD un moment et changea la musique d’ambiance de ce lieu surchauffé. Sur une subite impulsion il décida de prendre un moment de pause et de penser à sa muse. Il avait envie de la ressentir par le lien quasi surnaturel qui les reliait. Au terme de ces introspections qui parfois lui donnaient l’impression d’être des “extraspections”, des idées lui traversaient l’esprit et bien souvent une nouvelle phase de créativité fulgurante survenait. Pour cette fois, son égérie était restée muette, il en ressentit un petit pincement d’angoisse complètement irrationnel, allait-elle bien? Et si celle-ci l’avait oublié? Et s’il se retrouvait seul? Abandonné?

Le ventilateur peinait à brasser l’air chaud qui baignait la pièce mais l’ambiance était bonne et l’homme se prit à sourire au ressenti de cet étrange sentiment. Il savait que ce n’était pas le cas. Il se concentra et perçut sa muse à la lisière de son esprit. Comme à l’accoutumée, le résultat de cette opération dépassa toutes ses espérances.

Subitement rempli d’énergie, il se remit au travail d’humeur joyeuse.

 

C’était un endroit qui transpirait la mort, presque une cité fantôme. De nombreux bâtiments n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Le béton se craquelait, les poutrelles d’acier rougissaient sous les assauts sans cesse renouvelés des éléments assurant par ailleurs la vie sur la planète. Passant à côté d’une construction devenue particulièrement hideuse et illustrant la décrépitude de la citée, Arblo’p pensait machinalement à cette apparente aberration. L’air et l’eau tuaient lentement la cité alors qu’ils assuraient à son peuple le minimum nécessaire. Une fois de plus il en voulut à l’abrutissement dont ses compatriotes souffraient. La caste des prêtres-savants avait déclaré, il y a bien longtemps, que toutes les connaissances nécessaires aux hommes étaient maîtrisées et que par conséquent les recherches n’étaient plus nécessaires !

Les imbéciles !

 

La planète se mourrait !

Et sous d’obscures excuses pseudo-religieuses, rien n’était entrepris pour y faire face. Malgré son ressentiment, le savant avançait en respectant complètement les protocoles de sécurité de l’organisation. C’était devenu une seconde nature chez lui, il agissait avec le plus grand naturel tout en s’assurant qu’aucun espion du pouvoir n’était capable de suivre ses faits et gestes. Passant finalement sous le porche branlant d’un bâtiment, il pu abandonner son masque de parfait petit serviteur du système et afficher sa réelle person-nalité: Chef de l’organisation de libération du monde.

Il était dans l’enceinte du laboratoire secret et dès son entrée dans le périmètre, une réplique de lui-même crée de toutes pièces par les laboratoires de la résistance donnait l’illusion d’activités parfaitement encouragées par le pouvoir.

Le monde courait à sa perte et il était censé faire de la météorologie et des travaux de préservations de bâtiments. Quels vrais imbéciles !

Après avoir cheminé le long d’un labyrinthe nettement plus sûr que son apparence pouvait laisser croire, il arriva enfin dans le laboratoire proprement dit et prit sa place au centre de la salle. La tension était palpable, dans la gigantesque salle, personne ne pipait mot, tous les regards étaient tournés vers l’écran principal. Cet endroit était curieux, sorte de mariage entre le moderne et l’ancien, des appareils de métal brillants côtoyaient des artefacts rouillés dont le but était inconnu, des tuyauteries glougloutaient et la pénombre était épisodiquement déchirée par de puissants arcs électriques. Mais le point principal qui aurait choqué un observateur s’il eut été possible qu’un observateur s’y trouve était que cet endroit paraissait déborder d’intelligence, les regards étaient acérés, les pas rapides et les réactions vives. Quel contraste d’avec la léthargie du monde !

Dans le laboratoire secret, l’excitation était à son comble, les appareils grésillaient d’anticipation, Arblo’p le chef de l’ordre nouveau suivait l’arrivée du couple sur un écran géant en compagnie de tous les responsables de la résistance. Manipulant des rhéostats il fit une mise au point rapprochée sur le visage de l’homme. Bondissant à la rencontre de l’écran celui-ci afficha ses préoccupations en gros plan. Sa physionomie paraissant tiraillé par les questions, la sueur perlait à son front et lui coulait le long du visage, ses joues tressautaient sous l’assaut d’infimes décharges électriques nerveuses que ses nerfs n’arrivaient plus à canaliser.

Soudainement Arblo’p se retourna et demanda:

– Sommes-nous certains que son conditionnement tiendra ? Je ne voudrais pas avoir à gérer un “réveil” dans les conditions que nous vivons aujourd’hui, nous ne pourrions pas l’accueillir et devrions l’éliminer !

Un proche assistant qui avait effectué les calculs de résistance de Grundl’i répondit :

– Aucun risque chef, le conditionnement que ces bâtards ont utilisés résisterait a de bien plus fortes sollicitations, normalement le sujet devrait se trouver mieux rapidement, si le conditionnement à tenu au premier choc, il va rapidement retrouver toute son efficacité.

Ce qui arriva ! Sur l’écran, graduellement, comme le vent éclaircissant le ciel de tout nuage après une tempête, le visage de l’homme retrouva sa sérénité “de simplet”, les tiraillements effacés comme par magie.

Les dissidents avaient œuvrés durant des années dans l’attente de cet instant, tous les paramètres indiquaient que l’expérience se déroulait selon les prévisions.

L’élément manquant à leur plan se rapprochait à la vitesse d’un homme au pas…

La justification officielle de cette convocation résidait dans le fait de la paranoïa ambiante, il fallait contrôler les sujets “neutralisés” de temps en temps. Officieusement le sauveur du monde était recherché !

***

Qu’est-ce qui favorise l’éclosion de la vie sur une planète ?

Dans ce cas précis, ce fut une conjonction de phénomènes rares. L’activité solaire avait décuplé, pas que l’astre se soit transformé en nova, loin s’en faut, mais un rééquilibrage des forces nucléaires en présence avait fait que l’étoile avait changé de catégorie, de couleur et bien évidemment de température. Cet événement galactique arrivait souvent, mais dans ce cas précis, le cortège de planète était suffisamment dense pour qu’une certaine planète jusqu’alors baignée de rayons cosmiques se retrouve brusquement propice à la vie. Le changement de température avait eu un effet sur les conditions de ce globe. Les acides aminés présents dans ce gigantesque chaudron de vie avait réagi, s’étaient combinés et finalement le miracle de la vie s’était produit.

Pendant de longs millénaires, ce ne furent que de simples créatures unicellulaires, puis petit à petit, une évolution se fit. Des animaux marins firent leurs apparitions puis se transformèrent pour ensuite coloniser les airs et la terre ferme. L’intelligence et la conscience toutefois n’apparurent pas. Tout au moins pas encore, pas avant que des éons ne se passent.

Puis un beau jour, comme fatigué du manque de motivation de la planète, le soleil eut une sorte de convulsion. Eut-il des difficultés à digérer certains des composantes qu’il convertissait chaque jour en énergie et en lumière ?[1]

Nul ne le saura jamais[2] et ceci est somme toute secondaire.

Tel un borborygme cosmique, une puissante vague de rayons durs parcourut l’espace et vint heurter de plein fouet la planète sur laquelle la vie n’attendait qu’un petit coup de pouce du destin pour accéder à la conscience.

Les rayons parvinrent à la planète, traversèrent l’atmosphère et vinrent irradier complètement toutes traces de vie qui se trouvaient sans protection contre les rayons directs du soleil. Ces derniers étaient extrêmement violents et beaucoup d’animaux moururent, des espèces entières disparurent. En disparaissant elles rompirent la chaîne alimentaire et d’autres espèces périrent également ou durent modifier leur comportement alimentaire. Ce tragique événement ne fut toutefois qu’une péripétie insignifiante à l’échelle cosmique et personne n’en aurait jamais parlé si ce n’est qu’il y eut la créature !

Celle-ci ne ressemblait à rien de connu dans ces dimensions. Pour illustrer son apparence, imaginez une huître de 10 kg, mais une huître vivant hors de son coquillage[3] ! D’une agressive couleur rose, cette créature était faible et ne supportait pas d’être exposée au soleil. Pour cette raison, elle était cachée sous un surplomb rocheux et baignait dans un petit étang.

Elle était vouée à disparaître, non dotée de membres préhensibles et d’un instinct relativement peu développé, elle ne devait sa survie qu’à son goût dégueulasse.[4]

Le surplomb rocheux était composé majoritairement de quartz et de bauxite. Ces deux éléments filtrèrent et altérèrent les rayons cosmiques mortels.

Exposée à cette douche mortelle savamment altérée par la protection rocheuse, la créature subit de subtiles transformations et s’éveilla à la conscience !

Oh cela ne se fit pas comme cela d’un simple claquement de doigts, ce fut très progressif ! Pendant de nombreuses années, la créature se contenta d’enregistrer ce que ces capteurs sensoriels lui fournissaient, chaleur, lumière, de temps en temps un désagrément lorsque sa surface devenait trop sèche.

Un matin, la créature qui s’était entre temps considérablement agrandie prit conscience de son moi qui se différenciait de son environnement immédiat. Elle prit conscience de ses limites physiques. Elle apprit rapidement à étendre son protoplasme pour l’exposer aux rayons bienfaisants d’un soleil ayant retrouvé une activité réduite. Ce faisant elle eut un jour un aperçu de ce qui se trouvait en dehors de sa cuvette. Ses capteurs sensoriels avaient détectés une vaste vallée bordée de montagnes majestueuses. Dans un premier temps, la créature fut choquée ! L’horizon de son monde changeait subitement de niveau. De cet état de choc, la créature généra les ressources nécessaires à évoluer et à envisager de mener à bien un grand projet ! Elle devait sortir de sa cuvette et découvrir le monde.

Pendant des années la créature essaya toutes sortes d’astuces pour glisser hors de sa cuvette, en vain ! Elle fut frustrée, à quoi lui servait son intelligence qui se développait sans cesse si elle ne pouvait l’alimenter avec d’autres éléments que les quelques sensations qui atteignaient sa cachette ? Pendant des siècles, elle s’auto analysa, chercha à se comprendre complètement et finit par s’accepter telle qu’elle était. A ce stade son désir de “voir le monde” se fit de plus en plus impérieux. Et soudain un matin, elle ressentit comme une déchirure de toutes ses cellules, un profond bouleversement était en train de se produire. La créature fut délivrée de toutes ses interrogations, elle comprit que sa première évolution était terminée. Elle se connaissait parfaitement, avait élaboré un grand nombre de concepts philosophiques et s’était acceptée[5] ! Il était temps pour elle de passer à l’étape suivante de son évolution. Tout naturellement elle commença à capter les sensations des créatures qui entouraient son environnement immédiat. Elle capta toutes sortes de pensées, et certaines furent très difficiles à comprendre et à analyser. Pour une créature vivant simplement de lumière et de chaleur, la notion même de nourriture était fondamentalement étrangère. La notion de tuer pour se nourrir, la notion d’être tué pour une histoire de chaîne alimentaire furent très difficiles à admettre. La créature mit des années à accepter ces différences et la brutalité de son environnement. En certains moments de nostalgie elle regrettait l’époque où elle n’était qu’une masse de protoplasme sans intelligence…

Puis un jour tout bascula, elle ressentit une présence d’une manière tellement forte qu’elle eut l’impression que c’était physique. Mais en fait c’était physique ! Un espèce de renard s’approchait de sa cachette. Il se pencha au-dessus de la cuvette et sans même réfléchir, la créature protoplasmique lui éjecta une particule de biomasse à la face. De surprise le renard fit un écart et disparut. Le système de défense instinctif avait fonctionné, la diminution de sa masse corporelle[6] ne la troubla pas outre mesure[7].

Bien des jours plus tard, des visions inhabituelles la tirèrent de sa méditation. Elle était entourée d’animaux à fourrure, elle faisait partie de ceux-ci! Ils étaient en bande et recherchaient de la nourriture.

Pour la première fois de son existence elle sut réellement ce que c’était que d’avoir faim. Elle n’apprécia pas du tout cette sensation !

Elle fut abasourdie par cette vision, que se passait-il ? Avait-elle voyagé par la pensée ? Elle en doutait un peu, ses expériences et son évolution lui avaient assuré des fonctions télépathiques développées, mais lorsque l’on est le seul être pensant sur une planète, les possibilités d’échanges sont assez limitées. Non, il s’agissait de tout autre chose et elle devait comprendre…

Elle mobilisa toutes ses ressources et soudain eut la sensation d’être déconnectée de son propre corps et d’être ailleurs. En fait, elle comprit après un certain temps qu’elle était toujours en contact avec l’animal qui l’avait dérangé. D’une manière ou d’une autre la masse de protoplasme avait réussi à s’y implanter et à y survivre ! Quelle découverte fascinante !

Elle se concentra et envoya un train de pensée:

– A droite, va vers la droite !

Et cela fonctionna ! Le paysage que son esprit captait défila lentement vers la gauche ! L’animal tel un artefact télécommandé se dirigeait vers la droite ! Sous le choc et la griserie de cette découverte, la créature se déconnecta de ces nouvelles sensations et décida de penser à ce qu’il lui arrivait avant de continuer l’expérience !

La créature était confrontée à un problème de conscience. Avait-elle le droit d’agir ainsi sur d’autres formes de vies ?

***

[1] Ou était-il aidé à générer des rayons particuliers dans un grand dessein cosmique ? Nul ne le sait (ceux qui le savent ne le diront jamais !).

[2] Vraiment ?

[3] En fait c’est probablement assez erroné puisque la créature était sèche et que son revêtement cutané était agréable au toucher !

[4] Selon de nombreux recoupements effectués.

[5] Bien que son unicité n’ait pas encore réellement frappé sa conscience. Elle était très intelligente mais assez naïve en fait.

[6] Insignifiante à hauteur de quelques pourcents.

[7] Pour être franc je connais pas mal de monde qui cherche à réduire sa masse corporelle. Vous aussi certainement. Un conseil : ne les traitez pas de masse de protoplasme (bien évidemment sauf si c’est réellement le cas).

C’était un endroit insolite !

Un endroit du passé !

Comment appelaient-ils cela déjà ? Une ville !

 

En approchant de la mégapole, Grundl’i se sentit oppressé. A ses côtés sur la carriole tirée par deux sortes de chevaux gigantesques, sa compagne jurée Mardl’a portait leur fils de quelques semaines Mund’a qui dormait tranquillement dans ses bras.

Bien qu’encore très loin de la cité, les voyageurs étaient choqués par la taille des bâtiments, heurtés dans leurs convictions par l’idée même que par le passé les hommes aient pu vouloir vivre entassés dans un tel endroit !

Ceci ajouté à la bizarrerie de leur périple leur laissait une pénible sensation, comme si leur vie était en train de basculer.

Après la naissance de leur fils, un des chefs de file de la caste des prêtres-savants avait demandé à les recevoir dans le temple de la connaissance de la ville de manière à examiner l’enfant. Il n’avait évidemment rien révélé des raisons de cette demande, et les malheureux ne pouvaient que se perdre en conjectures, toutes plus pénibles les unes que les autres. La mère était nettement plus inquiète que le père, parfaitement au fait des exactions possibles que les prêtres-savants pouvaient commettre.

Retenant nerveusement ses larmes, la femme se retourna sur le chemin parcouru et, tout en lissant machinalement les manches de sa robe grossière, regretta sa jeunesse insouciante. Ses folles promenades dans les vents tourbillonnants sur le dos de son fidèle Eperval étaient si lointaines. Elle aurait tout donné pour se retrouver quinze ans en arrière, non pas qu’elle aurait pu changer quelque chose, mais simplement pour ne plus sentir cette oppressante menace peser sur elle et son enfant, pour revivre son enfance libre et simple.

Des pensées tourbillonnaient sans cesse dans son esprit, elle ou Grundl’i avaient-ils contrevenu aux règles bien strictes de leur société ? Elle ne voyait vraiment pas comment. Elle y veillait tout particulièrement ! Dès son plus jeune âge le clerc de son village lui avait expliqué que le savoir n’était pas bon pour tous et quelle ne devait jamais chercher à apprendre des choses par elle-même.

La somme des connaissances de leur monde n’était-elles pas en possession de la caste des prêtres-savants ?

Le vieil homme lui avait bien expliqué que de la connaissance découlait violence et destruction, que de la connaissance ne pouvait que survenir cruauté et cataclysme, il se basait sur de sombres histoires où la planète était beaucoup plus peuplée qu’à l’époque de Mardl’a. Distillant ses mises en garde agrémentées d’explications tortueuses, il visait à renforcer la force des suggestions autour de laquelle la civilisation était bâtie.

Elle connaissait les règles, elle en avait payé le prix fort ! Cheminant dans l’angoisse, elle se revit lorsqu’elle avait été punie à 8 ans.

Entrant en courant dans la maison, la petite fille incarnait la joie de vivre et l’intelligence. Elle revenait d’une longue journée de labeur à récolter les herbes de guérison. La guérisseuse du hameau avait décidé de la prendre sous son aile pour ne pas perdre une intelligence qu’elle sentait vive. Pour lui permettre de se développer, la civilisation ne lui offrait qu’une solution ! Entrer dans une des deux castes dirigeant la planète, mais comme chacun le sait, étant quasiment impossible de “monter” dans la caste des prêtres-savants pour une femelle, la seule alternative consistait en la caste des guérisseurs. Par malchance pour la petite Mardl’a, ses parents étaient parmi les plus pieux et donc par conséquent les plus intolérants de la région. Usant de moult artifices, la guérisseuse qui avait toujours trouvé un tel niveau de dévouement aveugle aux règlements complètement irresponsable, avait réussi à les convaincre que le prestige de mettre leur fille dans la caste des guérisseurs pourrait les faire avancer dans la hiérarchie religieuse.

Agissant ainsi, elle espérait sauver une petite fille. Elle ne pouvait changer le monde, sa vie était déjà assez bien difficile à gérer. Entre les villageois bornés et les prêtres suspicieux il n’était pas facile à une femme seule de survivre.

La petite fille entra dans la maison avec cette impression de bonheur que ses parents réprouvaient ! La vie n’est-elle pas faite de labeur ? Dans la cuisine, la mère se lamentait. Le four à micro-onde ne fonctionnait plus et les prêtres-savants ne semblaient pas pouvoir venir rapidement. Pleine d’énergie la petite demanda à sa mère qu’est-ce qui n’allait pas en contrevenant bien malgré elle à une autre règle bien établie. Dans ce monde aux coutumes différentes, un enfant ne devait en effet jamais adresser la parole à ses parents. Complètement bouleversée la mère ne se rendit même pas compte du crime commis par sa progéniture et répondit que l’outil de cuisson ne fonctionnait plus.

S’approchant en sautillant, cette dernière regarda à l’arrière dudit objet pour constater que le petit trou dans le mur ne comportait plus le petit câble qui habituellement le reliait au four. Regardant plus en détail, elle vit également un petit filin sortant du four qui pendait et se balançait narquoisement. Celui-ci semblait lui faire signe et, sans réfléchir, elle tendit la main. C’était si simple, ne suffisait-il pas de le remettre en place ?

A ce moment, son père pénétra silencieusement dans la pièce et la surprit à prendre le petit câble et à le replacer dans le mur !

Toute fière elle entendit la sonnerie caractéristique du four qui indiquait que celui-ci était prêt ! Pleine de joie elle se retourna et constata que toute à son allégresse elle venait de commettre une erreur qui allait bouleverser sa vie. Sans un mot, un masque rigide sur le visage, son père l’attrapa par les cheveux (ce qui est très douloureux comme chacun le sait) et la traîna sans un mot à travers l’agglomération jusqu’à la case de l’envoyé de la caste des prêtres-savants. Au fur et à mesure de l’avancée au travers du bourg, l’activité s’arrêtait et les regards se teintaient de pitié avant de se détourner. Personne n’aurait eu l’idée de critiquer ouvertement. La piété de cette famille n’aurait en aucun cas pu être remise en question. Si l’enfant était amené à la salle des jugements dans cette position désagréable, c’était que la situation était grave.

Elle était mineure, peut-être aurait-elle des chances d’échapper à une mutilation qui la laisserait handicapée et incapable de vivre normalement.

Le même soir elle était jugée et condamnée aux travaux forcés dans les mines de métal jusqu’à sa majorité. Une fois par année, les prisonniers de la mine étaient remontés au jour. Si elle trouvait un mari à ce moment-là, elle serait sauvée.

Dans le cas contraire, elle resterait à la mine jusqu’à sa mort.[1]

Quelle chance elle avait eu, après 10 ans passés dans les mines, sa beauté s’était ternie mais son esprit s’était affûté et elle savait alors qu’elle devrait cacher son intelligence si elle voulait survivre. Elle comprit enfin certaines allusions de la guérisseuse, mais c’était trop tard. Elle trouva Grundl’i lors des séances de mariages et estima avoir beaucoup de chance, celui-ci était certes un peu simple mais il lui convenait parfaitement pour masquer son esprit et disparaître dans l’anonymat. Elle n’était absolument pas convaincue que passé l’âge de 18 ans il lui serait impossible d’apprendre de nouvelles choses et ainsi contrevenir à la règle de vie imposée. Elle était même persuadée du contraire mais elle devait disparaître. Elle pensait quelle avait parfaitement réussi à se faire oublier, dès lors pourquoi cette convocation ? Son homme lui avait-il caché quelques chose? Le regardant, elle fut certaine que tel n’était pas le cas, il n’y avait pas plus honnête et respectueux du système que lui. A tel point qu’elle se demandait comment c’était possible de vivre si renfermé et insensible aux choses extérieures, ne jamais manifester de curiosité…

Comment aurait-elle pu savoir que Grundl’i était le fils d’un couple de prêtres-savants déchus dont l’esprit avait été neutralisé ? Comment aurait-elle pu savoir que leur fils avait héréditairement toutes les chances de posséder une intelligence très supérieure à la moyenne ?

A l’approche de la ville, Grundl’i avait des douleurs lancinantes à la tête, comme si son cerveau chauffait, il avait des flashes de lumière et d’étranges images apparaissaient devant ses yeux. De gigantesques salles remplies d’appareillages monstrueux, des silhouettes fantomatiques, une grande aiguille d’argent qui descendait vers sa tête. Que se passait-il, devenait-il fou ? Il n’avait jamais ressenti ce genre de trouble, tout était si insolite et simultanément si familier, comment était-ce possible ? N’était-ce pas la première fois qu’il s’approchait de la mégapole en ruine ?

 ***

[1] D’accord, de vrais sauvages! Mais est-ce réellement différent ICI et MAINTENANT?

Une luminosité très puissante mais simultanément reposante baignait la salle. Mais était-ce une salle ? Une grotte ? Sur d’étranges écrans, de nombreux systèmes étaient contrôlés, une sorte d’activité bien huilée que rien ne semblait pouvoir déranger. Des êtres indéfinissables se déplaçaient silencieusement dans les allées, était-ce des hommes ? Des machines ?

Soudain, comme répondant à un signal silencieux, de nombreuses créatures se dirigèrent vers l’extrémité de la salle. Le silence était assourdissant ! Une information fut transmise :

– Perturbation de niveau un secteur bleu dix-sept !

– Localisation difficile, le phénomène s’est arrêté !

– Trouvez la source du trouble, nous devons impérativement en connaître tous les détails, lieu, conséquences ! Nous devrons peut-être prendre des mesures immédiates, même si ceci est contraire à nos prévisions !

Toute la salle était en effervescence, de mémoire de cristal central, jamais la quiétude de ce lieu n’avait été si perturbée. Un événement d’une portée potentielle extraordinaire venait de se produire. L’espace, le temps et la structure même de l’univers pourrait en être affectés. C’était du ressort du centre de contrôle de s’assurer que ceci n’arrive pas !

 ***

 Paul avait compris à cette occasion qu’il ne devait parler de son don à personne, jamais. Ce fameux jour, c’est tout juste s’il n’avait pas été rendu responsable de l’accident de son père par sa mère. Depuis cette histoire de robe bleue et de petite fille, elle n’avait plus jamais été la même avec lui. Il avait été considéré comme “le diable”, ce n’était pas possible ni normal aux yeux de sa mère, donc son fils n’était également pas normal !

Au début, ceci lui avait pesé puis il s’en était accommodé, malheureusement à force de réfréner ses perceptions, à force de devoir cacher ce qu’il ressentait, il finit par un peu oublier ces étranges capacités et perdre sa confiance en lui. Il se renferma et devint très critique à l’égard des autres, on ne voulait pas le croire, il était différent ? Bon d’accord, mais alors que l’on ne vienne plus l’ennuyer.

En grandissant, il prit l’habitude d’être solitaire, il trouvait toujours les enfants de son âge stupides, c’était étrange, il se trouvait toujours en décalage, en étant petit il se trouvait toujours plus grand. Une fois entré dans l’âge adulte, il se trouverait toujours plus jeune. Autant dire qu’il ne trouverait jamais sa place, jamais ? Réellement ?

Ce matin là, Paul se réveilla avec des images étranges devant les yeux, c’était très perturbant et il n’arrivait pas à focaliser son regard sur quelque chose de précis. Il avait l’impression d’avoir fixé le soleil mais en bien pire. Il avait devant les yeux une sorte de mouvement scintillant gris métallisé qui se déplaçait[1] au gré du mouvement de ses yeux.

Il s’assit au bord de son lit en proie à des sentiments divers et prit un livre, machinalement il essaya de lire quelques lignes et constata qu’il lui était impossible de fixer quelque chose, à la place de l’endroit qu’il regardait, se trouvait toujours ce scintillement grisâtre. Il arrivait à lire mais en ne focalisant pas réellement là où il fixait. Il eut l’impression que sa vision périphérique fonctionnait parfaitement mais que sa vision principale était inutilisable, comme parasitée[2].

Il se leva et prit sa douche en pensant que cet étrange dérangement allait passer lorsqu’il serait réellement réveillé. Il eut plusieurs fois l’impression d’une amélioration, mais ce trouble ne s’améliora pas et il commença à s’inquiéter. Avant de passer prendre son petit déjeuner, il ouvrit ses volets et constata que le soleil se levait, c’était un de ces matins extraordinaires comme il les aimait, le ciel était un parfait dégradé du noir au jaune en passant par le bleu et le rouge. Machinalement il détourna les yeux du soleil puis il eut une idée, pourquoi ne pas soigner le mal par le mal ? Il regarda donc le soleil bien en face !

Ce fut bien pire, en plus du scintillement grisâtre, sa vision était encombrée d’une grosse tache verte. Il commença sérieusement à s’inquiéter, il ne voyait carrément plus sa main ni son avant-bras lorsqu’il essayait de fixer sa vision à cet endroit.

Soudain, alors qu’il était sur le point de céder à la panique, il recouvra sa vision normale. C’était tellement surprenant qu’il ne le remarqua pas immédiatement. Par contre, sa tête lui parut soudainement serrée dans un étau, une incroyable migraine lui taraudait la cervelle[3].

Malgré la souffrance, il fut satisfait de ne plus subir cet étrange trouble visuel et pu aller normalement à l’école. Tout au long de la journée, il chercha à déterminer ce qui avait bien pu déclencher cela, la seule différence qu’il pouvait détecter était que la veille au soir il avait vécu un intense moment d’empathie avec sa mère. Ce phénomène était-il un effet secondaire de ses visions ou de son activité mentale hors norme ? Il se promit de suivre ceci avec précision.

Malgré ses 14 ans, il était étonnamment mûr, il allait tirer cela au clair.

 

[1] Un des symptômes de la migraine. Certaines visions métaphysiques dessinées par des patients où des personnages historiques (par exemple Jeanne D’Arc) s’apparentent tout à fait à ce phénomène et relativisent fortement certains “événements où apparitions”.

[2] Evénement somme toute relativement courant bien que mal connu de la médecine.

[3] Très souvent en effet les crises de la vision continuent par de puissantes céphalées.

 

***

Fin du chapitre un!

L’adolescente courait, l’esprit calme elle analysait son environnement avec un regard acéré. Son souffle était régulier, comme si elle était tranquillement en train de regarder la télévision et non pas abandonnée dans cet environnement hostile. Son esprit était entièrement tourné vers l’extérieur, complètement focalisé sur ses perceptions, elle avançait, prête à tout ! Elle ne sentait pas la chaleur, elle ne sentait pas sa fatigue, son esprit conscient était comme dissocié de son corps, comme barricadé derrière un gardien très efficace qui lui permettait d’atteindre une utilisation optimale de ses capacités mentales et du contrôle de son corps.

Dans un bureau bardé d’écrans montrant autant de scènes filmées par les caméras de surveillance et d’ordinateurs, deux hommes discutaient.

– Voyez général, le sujet a passé outre toutes les difficultés “B” et son biorythme n’est même pas altéré. Les résultats montrent que ses réflexes et son intelligence sont au-dessus de la moyenne, il semble toujours avoir une longueur d’avance sur nos tests et nos examinateurs.

– Passez à la phase “A” !

– Mais enfin général, la phase “A” est destinée aux agents secrets et aux personnes du service action, pas aux élèves de l’école pour surdoués, le programme “A” est dangereux ! Je ne sais si j’ai les compétences pour décider.

A ce moment là, le responsable de l’entraînement du sujet intervint par un appel de visiophone prioritaire.

– Je viens de recevoir les relevés des tests d’Ace, ils sont formidables, pouvez-vous passer à la phase supérieure ? Je suis certain qu’elle va vous en mettre plein la vue !

Monsieur ! Je suis désolé, nous sommes au maximum atteignable dans les tests prévus pour les élèves, les autres tests sont de catégorie “A” réservés aux militaires et sont nettement plus difficiles.

– Y a-t-il un danger physique beaucoup plus important ?

– Ici le général Klapornoukof, je confirme que je suis également intéressé à passer en phase “A”. Il n’y a pas de risque de mort, mais il est vrai que votre sujet pourrait être blessé.

Sans avoir l’air de remarquer l’air scandalisé du responsable de la surface d’essais qui avait vraiment l’air de ne pas apprécier cette intervention de son encombrant “locataire”, le responsable de l’entraînement continua :

– Puis-je parler à Ace directement dans la surface de tests ?

– Oui monsieur, je vous mets en connexion sur l’équipement intégré à sa combinaison.

– Tu me reçois Ace ? Félicitations pour tes excellents résultats, je propo….

– Pas de problème doc, passons au programme “A” !

Une fois de plus, la jeune fille fit la preuve de son incroyable capacité d’anticipation. Ce qui amena un sourire sur le visage du docteur mais qui sembla figer les deux occupants de la salle de contrôle. Comment avait-elle pu deviner ?

– Et bien messieurs, qu’attendons-nous ?

Ace ne s’étonna pas de cet appel, elle savait depuis longtemps que ce jour devait arriver, elle l’avait prévu il y a bien longtemps et avait instantanément reconnu la situation lorsque celle-ci se produisit réellement pour la première fois. Elle ne remarqua même pas que sa réponse avait pu choquer les personnes non informées de ses capacités. Celles-ci n’étaient de toute façon que des éléments du décor pour elle. Elle ne se considérait pas comme meilleure, elle se sentait simplement très différente. Elle se considérait comme une observatrice du monde, rien ne pouvait l’atteindre et les autres faisaient partie de cet environnement qui l’entourait; elle ne savait même pas pourquoi.

Certains la trouvaient étrange, trouvaient surprenant cette incroyable résistance au stress, cette façon qu’elle avait de traverser les épreuves sans sourciller.

Pourquoi s’inquiéter, le monde n’était-il pas un jeu ? Elle s’était promis de trouver un jour la signification de sa vie et du monde… mais ce serait pour plus tard ! Sans même se rendre compte de ce quelle faisait, elle se tourna et fit feu avec son pistolet à billes de peinture sur un petit buisson rabougri qui était au milieu du chemin. Comme le coup partait, le buisson dévoila un système automatique de détection et de défense qui était sensé tirer des billes colorées sur les intrus. Au moment où du buisson sortait la gueule de l’arme qui devait l’éliminer du test, une bille de plastique se brisa sur l’œil du capteur et annula l’opération d’attaque. Elle avait réagi avant que le système ne se dévoile !

Elle repartit à petites foulées en direction de la sortie, soudain elle s’arrêta, comme pétrifiée. Une immobilité totale… Elle analysait la situation, elle voyait les capteurs qui venaient de se dévoiler. Ils étaient très éloignés les uns des autres, elle ne pourrait les rendre hors-service simultanément. La situation semblait bloquée, toutes les alternatives qu’elle étudiait étaient rejetées au fur et à mesure par la section analytique de son esprit. Les longues années d’études faisaient ici leurs preuves, complètement oublieuse de son corps. Elle se concentrait totalement et son esprit était aussi acéré qu’un ordinateur.

La situation semblait sans issue et pour la première fois depuis le début du test, elle ressentit comme un doute, un sentiment désagréable !

Elle imagina rebrancher ses synapses sur un champ de perception plus vaste, comme si elle se dissociait de son corps et analysait la situation de l’extérieur, elle ressentit que dans son dos, un troisième capteur avait fait son apparition.

Oui c’était la solution !

Elle allait utiliser les capteurs les uns contre les autres.

Sans se rendre compte que toute cette analyse avait prit en tout et pour tout 2 secondes 43 dixièmes, elle se mit en mouvement très rapidement en direction d’un capteur tout en lançant son casque en direction de celui d’en face puis juste avant qu’ils ne fassent feu se jeta de côté et tira sur le dernier. Pendant que sa bille colorée s’écrasait sur le système de débranchement, les deux autres capteurs réagissant au dernier mouvement enregistré se mettaient mutuellement hors service. Elle avait réussi.

Tout en récupérant son casque, elle ressentit un plaisir intellectuel intense, elle avait réussi à répondre de manière intelligente et rationnelle à ce problème. Ceci ne lui était plus arrivé depuis des années. L’endorphine créée par son esprit avait un effet grisant, elle était heureuse d’avoir enfin des tests intéressants et pour lesquels elle devait réfléchir, non plus de ces trucs pour enfants.

Elle continua sa course, mais subitement tout s’éteignit dans cette gigantesque salle d’entraînement. Elle ferma les yeux (de toute façon elle n’en avait plus besoin pas vrai), se concentra sur ses autres perceptions et continua de courir.

 ***

 

– Voyez-vous Olga, il se trouve qu’en plus d’être directeur de l’usine 451, je suis également responsable de la détection et de la formation des enfants exceptionnels pour notre district. D’après ce que j’ai pu voir et entendre, votre petite Ace est vraiment extraordinaire et il serait dommage de ne pas lui offrir la chance qu’elle mérite pour développer sa grande intelligence.

Ce que le directeur ne disait pas, n’expliquait pas, était qu’un vaste programme de recrutement et de formation avait été organisé par son pays suite à l’accident nucléaire. Par ce biais, de nombreux centres pour enfants surdoués avaient vu le jour. Toutes les disciplines de la science y étaient représentées, tous les talents y étaient encouragés, des plus classiques aux plus étranges pour le commun des mortels, par exemple mémoire totale, pensée parallèle, psychokinésie, télépathie, intuition et bien d’autres pour lesquels même le nom n’existait pas !

Il avait accepté de participer à ce programme car il savait que son pays avait besoin d’esprits supérieurs pour l’aider à sortir de sa situation. Non qu’il fut borné ou embrigadé par de fallacieuses excuses patriotiques, il avait simplement compris que la richesse de son pays était celle dont personne ne se doutait !

Pour autant qu’il puisse le savoir, les enfants étaient bien traités et les familles en tiraient bénéfices et avantages. Il avait demandé à faire également partie de la commission d’analyse des conditions de travail, mais sans succès. Le fait de disposer d’une candidate lui ouvrirait des portes, pour cette raison il voulait absolument convaincre Olga. Il ne voulait pas la forcer bien qu’il en ait eu les moyens sans problème !

– Le programme de formation est le suivant…

S’en suivirent des descriptions détaillées de différentes matières, même si Olga ne pouvait bien évidemment pas en comprendre tous les mots, le directeur en bon spécialiste de la rhétorique, utilisait un ton qui démontrait à l’employée que cette offre était vraiment unique et rare et qu’elle ne pouvait être refusée. Le directeur n’eut pas recours aux menaces voilées. La vérité suffit !

En aparté, il pensa au pouvoir de la vérité. Si les hommes avaient inventé le mensonge, ce n’était pas pour le plaisir, c’était simplement parce qu’ils avaient peur de la puissance de la vérité.[1]

Olga, convaincue de la justesse de ce discours, accepta que sa petite Ace suive les cours de l’école spéciale dotée du programme pour surdoués. Cette école était dans la région et sa petite fille pouvait donc continuer de rentrer dans la cellule d’habitation de sa mère tous les soirs. De ce fait, il n’y avait rien de réellement changé en terme d’organisation pour l’employée, si ce n’est que puisque son enfant faisait partie du programme, elle disposerait de certains avantages au sein de l’usine.

***

 En rentrant de l’école, Paul ne se doutait pas de ce qui l’attendait. C’était une journée normale, pas meilleure que les autres mais également pas pire. Une journée pareille à beaucoup d’autres, à tel point que le jeune homme avait parfois l’impression de n’être que partiellement vivant ! Chaque jour suivait immanquablement le précédent dans sa routine. Soudain, alors qu’il traversait la cour ombragée du bâtiment de commune, il ressentit comme une douleur ! Une douleur ? Non pas vraiment une douleur, comme une déchirure, comme un rideau qui s’entrouvrirait dans sa tête. Ce sentiment n’était pas réellement douloureux, mais il en eut les jambes coupées. Alors qu’il essayait de comprendre ce qui lui arrivait et d’analyser ses sensations, il dut s’asseoir un moment sur un banc. Son cartable lui échappa et s’envola puis… Il eut une vision, un flash !

Il était dans une voiture, celle-ci faisait un écart violent pour éviter un enfant qui traversait la chaussée. Il se débattait avec le volant, mais cette voiture refusait de lui obéir, elle semblait glisser au rythme de la musique que diffusait l’autoradio[2]. Durant une très longue seconde, il aperçut que le petit enfant était sauf, puis le tourbillon reprit. Le volant semblait animé d’une vie propre, il tournait dans tous les sens, comme le véhicule. Soudain, l’avant de la voiture rebondit sur le mur du bâtiment d’en face, en explosant, les phares se brisèrent en de nombreux fragments. La tonalité de la radio se fit plus grave comme l’action se ralentissait, avec étonnement il vit qu’il avait tout le temps nécessaire à compter les morceaux de plastique qui jaillissaient, puis comme dans un ballet bien réglé, la voiture se retrouva de l’autre côté de la route, là où poussait un grand chêne. Avec étonnement, il admira les formes géométriques adoptées par le capot alors que celui-ci se pliait sous la force du véhicule qui s’encastrait dans l’arbre. Il eut parfaitement le temps de déchiffrer la gravure malhabile et partiellement effacée qui se trouvait sur l’écorce “Raymond et Véro pour la vie”. Le pare-brise explosa ensuite en million de fragments, l’airbag se gonfla, c’était étrange, ce coussin était plein de poussière, il se fit la réflexion que le fabricant aurait tout de même pu le laver avant de le loger dans ce volant. La fumée créée par l’explosion de la cartouche détonante de l’airbag formait d’étranges formes arachnéennes dans l’air du véhicule, tout d’abord un dragon, puis un poisson. Comme sa tête entrait en contact avec le coussin de sécurité et rebondissait, il capta son reflet dans le rétroviseur… Choc, incertitude, c’était celui de son père !

Comme si l’œil de son esprit se fermait, la vision disparut. Paul constata avec stupéfaction que son cartable était toujours en train de tomber. Que s’était-il passé ? Il eut la certitude que son père venait d’avoir un accident mais qu’il était sain et sauf. Il ramassa son cartable puis il prit ses jambes à son cou pour rentrer à la maison pour prendre des nouvelles. Après avoir couru à en perdre haleine, il arrivait devant le bâtiment lorsque la porte s’ouvrit sur sa mère qui affichait tous les signes d’affolement. Celle-ci lui dit:

– Ton père a eu un malaise en voiture, il a fait un accident, nous allons à l’hôpital.

Machinalement il répondit:

– Il n’a pas fait un malaise maman, il a évité une petite fille blonde avec une robe bleue !

Sans même l’écouter, sa mère le prit par la main et se dirigea vers la maison voisine, M. Carnal leur voisin les attendaient déjà au volant de sa voiture, le moteur tournait. Comme ils s’installaient, Nicole le remercia de sa gentillesse et d’avoir accepté de les conduire à l’hôpital. Durant le voyage, elle ne cessait de parler, comme pour conjurer un mauvais sort, Paul n’arrivait pas à se faire entendre, et pourtant il aurait eu les moyens de tranquilliser sa mère. Ce n’était pas la première fois que le garçon avait des visions ou entendait des voix, il avait très rapidement apprit à cacher cela. Habituellement il ressentait intérieurement une puissante nécessité de taire ces phénomènes. Bien avant de les avoir rationnellement tenus pour acquits, son instinct lui avait conseillé de ne point en faire étalage. Cet instinct se comportait réellement comme un ami, comme une voix intérieure qui le conseillait et lui dictait un comportement de sécurité.

Aujourd’hui, il avait décidé d’outrepasser son petit conseiller personnel (et pourquoi petit ? En fait la vision popularisée par Walt Disney de la conscience dans les aventures de Pinocchio avait influencé Paul dans la représentation mentale de son allié). Mais sa mère tout à son désarroi n’y avait même pas fait attention et elle parlait, parlait et parlait encore ! Le contrecoup probablement.

La voiture entra dans la cour de l’hôpital, le voisin semblait fatigué et content que ses passagers descendent, Paul avait l’œil et il savait reconnaître une grande personne complètement exaspérée qui essaie de ne pas le montrer…

Comme la voiture repartait, le couple entra dans le hall et Nicole se rua sur une pauvre réceptionniste qui était loin de se douter de la tornade qui s’abattait sur elle. Semblant insouciante de cette tempête verbale, elle attendit patiemment la fin de l’orage puis elle demanda d’un ton aussi aseptisé que le hall d’entrée :

– Oui bonjour madame que puis-je pour vous ?

Ses yeux étaient verts et maquillés, ses cils faisaient penser à des peignes en plastique noir, elle avait les lèvres rouge brillant. Ses doigts étaient ornés de gigantesques bagues, elle portait une sorte de blouse partiellement transparente et Paul eut l’impression de regarder une sorte de plante carnivore, fascinante et mortelle. Soudain, alors que sa perception s’altérait, il la vit différemment, elle resplendissait, était merveilleuse, portait une longue robe de mousseline noire et des brillants partout. Le petit garçon cligna fort les yeux et retrouva sa vision normale. Il comprit que c’est ainsi que cette demoiselle se voyait elle-même.

– Je veux voir Norbert Dormond, il a été admis il y a peu pour un accident de voiture, la police m’a téléphoné pour m’informer, je suis son épouse !

– Un instant madame, je vais voir… mmmhhhh oui c’est cela, chambre 412 secteur des urgences. Suivez la ligne verte sur le sol.

Pendant que Nicole entraînait son fils qui souriait à la réceptionniste, celui-ci était toujours sous le choc d’une impression très forte de déjà vu. Il connaissait le numéro de la chambre, IL LE CONNAISSAIT !

Il avait souvent eu des éléments de prescience par le passé, mais ce jour là, il eut vraiment l’impression d’un pas en avant, du franchissement d’une étape vers quelque chose de puissant et de magique. Plus que jamais sa petite voix lui dit de se méfier des autres, même de ses parents… comme elle avait raison !

Ils entrèrent dans la chambre, Norbert était couché, mais aucun appareillage ne surplombait le lit, il sourit en voyant sa famille entrer. Le découvrant ainsi, Nicole fondit en larmes, son mari n’avait rien ! Après une embrassade générale, le malheureux conducteur expliqua les circonstances de son accident, non il n’avait pas eu de malaise, non la voiture n’avait pas de défaut caché, simplement cette petite sotte avait subitement débouché sur la route, presque sous ces roues et c’était un miracle qu’elle ait été épargnée ! Regardant Paul d’un drôle d’air, Nicole posa alors la question qui allait changer la vie du petit garçon :

– Cette petite fille, comment était-elle, l’as-tu vu Norbert ?

– Oui je m’en souviens parfaitement, elle était blonde avec des nattes et portait une robe bleue avec de la dentelle, je l’ai bien vue tandis que la voiture glissait. Est-ce important ?

A voir le visage crispé de son épouse et l’étrange regard presque craintif (CRAINTIF ?) qu’elle portait sur leur fils, il eut un sentiment de malaise, comme si son épouse était subitement une étrangère.

***

[1] Dans certaines langues, il existe même des mots pour exprimer différents niveaux de mensonges. Par exemple en Anglais “fib” qui signifie “petit mensonge de peu d’importance”.

[2] C’était du rap, un morceau qu’il n’aimait d’ailleurs pas…

Ace était une fillette extraordinaire ! A maintenant près de 4 ans, elle parlait parfaitement 3 langues et avait déjà lu tout ce dont sa mère disposait. Il y a peu, elle avait trouvé une nouvelle source qui lui permettait de continuer à alimenter sa soif inextinguible de savoir, la bibliothèque du complexe de l’usine 451 !

Au fil des ans, elle était devenue la mascotte de l’usine, ses longs cheveux roux tirant sur le blond étaient la fierté d’Olga. Même après toutes ces années, celle-ci n’avait jamais divulgué le nom du père. Certaine que ses collègues suspectaient un haut responsable politique, mais ceci n’était en fait pas tellement important. La petite Ace était merveilleusement intelligente et très discrète. Elle apprit rapidement à voir, écouter, apprendre. Et masquer son savoir.

Depuis quelque temps, Olga était inquiète, elle avait vu plusieurs fois les nouvelles surveillantes discuter avec sa fille et ensuite entamer de grandes discussions entre elles. Mais que pouvait-elle faire ? Elle mit Ace en garde contre les autres “grandes personnes” à plusieurs reprises.

Ce soir là, lorsque Olga rentra dans sa petite cellule d’habitation, Ace n’était pas là ! Ceci n’était pas dans les habitudes de la petite qui connaissait l’inquiétude de sa mère et n’aurait rien fait pour l’alimenter. Pour cette raison, la femme se dirigea vers l’interphone et appela sa responsable. Ses mains tremblaient alors quelle composait fébrilement le numéro à trois chiffres, elle dut s’y reprendre à deux fois pour y parvenir.

– Petra ? Ecoute Ace n’est pas à la maison l’aurais-tu vue cet après-midi ? Je suis inquiète, ceci ne correspond pas à ses habitudes…

– Oui Olga, je sais où elle est et je voulais justement t’appeler, nous sommes convoquées chez le directeur de l’usine dans une demi-heure !

Puis voyant l’effet produit par cette information sur sa collègue qui s’était subitement recroquevillée, elle ajouta :

–Ne t’en fais pas, ce ne semble pas être grave, mais je sais que certaines surveillantes ont discuté avec le directeur à propos de ton petit bijou de fille. Nous ne pouvons rien te reprocher concernant ton travail, et je suis certaine que nous ne pouvons rien reprocher à Ace également, donc ce rendez-vous devrait être positif.

Le directeur vit les deux femmes entrer dans son bureau et voyant la mère de cette petite fille il s’étonna de la capacité du genre humain à “créer des perles à partir de coquillages plutôt grossiers”. Cette Olga n’avait rien de charmant et sa fille était si gracieuse et si intelligente. La petite fille se leva de son fauteuil et se jeta dans les bras de sa mère, elle paraissait très heureuse et satisfaite d’elle-même. Pour Olga qui la connaissait bien, cette petite lueur au fond de ses yeux signifiait qu’elle avait découvert ou appris quelque chose qu’elle trouvait “magique”. La dernière fois que la gamine avait eu cette lueur au fond des yeux était lors de la découverte de la bibliothèque.

Olga n’en revenait d’ailleurs toujours pas, cette petite avait trouvé ces locaux alors qu’elle-même, employée depuis 15 ans, en ignorait complètement l’existence !

Avant que l’atmosphère ne puisse s’appesantir par des doutes ou des sentiments d’inconfort, le directeur invita ses visiteuses à prendre place dans les fauteuils, il savait bien que selon le système de fonctionnement et de management de son usine, la grosse femme devait être très inquiète et déstabilisée par cette convocation pour le moins inhabituelle.

Olga était surprise, le bureau du directeur était fonctionnel, bien loin des notions de luxe que les employées s’échangeaient, bien loin de toutes les histoires qui circulaient. Elle regarda le directeur et pour la première fois de sa vie, osa examiner un supérieur en détail. Elle fut surprise, l’homme semblait gentil et même s’il n’est pas toujours bon de se fier à la première impression, elle eut le sentiment d’avoir affaire à un homme bon. La petite moustache qu’il arborait lui donnait un petit air aristocratique qu’elle apprécia de manière un peu incompréhensible. Elle vit également que le directeur faisait de même avec elle et se sentit étrangement mal à l’aise dans ses grossiers habits de travail. Le directeur prit ensuite la parole :

– Bonjour Olga, tout d’abord, soyez rassurée, nous sommes ici pour des raisons positives…

***

Une fois de plus Paul semblait ne pas vouloir jouer avec ses petits camarades, la maîtresse de l’école de ce petit village était ennuyée. Pas que ce petit garçon si solitaire ait l’air malheureux, bien au contraire. Et bien qu’il ne refusait jamais catégoriquement de prendre part aux activités de groupe, il finissait toujours par être seul. Après la classe, Denise retint trois autres petits enfants parmi ceux qui jouaient le plus avec Paul et essaya d’en apprendre plus:

– Dites les enfants, pourquoi vous ne jouez pas avec Paul un peu plus souvent ?

Les réponses qu’elle reçut l’édifièrent, elle fut surprise de tant de maturité de la part de ses petits élèves :

– Il a de drôles d’idées, il veut toujours en savoir plus. On ne peut pas jouer tranquillement sans qu’il démonte les jouets pour voir comment ils marchent ! C’est chiant.

– Il est d’accord de jouer avec nous mais quand on joue, c’est comme si on n’existait pas, il a pas besoin de nous. De plus, il nous regarde toujours avec un drôle d’air.

– L’autre jour, il m’a dit qu’il voudrait bien me démonter aussi pour voir comment je suis faite, il me fait un peu peur.

– C’est pas rigolo de jouer avec lui, même s’il perd il est content. On ne peut pas l’embêter.

– Des fois il nous dit que nos têtes sont vides. Ce n’est pas bien de jouer avec !

Après plusieurs semaines de réflexion et de surveillance, ces réponses montrèrent bien à la maîtresse que cet enfant était antisocial. Il était de son devoir de prendre des mesures ![1]

Consciente des ses responsabilités, elle allait convoquer les parents pour une soirée de discussion.

Elle réunit une documentation complète sur Paul et ses soi-disant problèmes. Comment il refusait de s’impliquer dans les jeux et dans la vie de la classe, comment il faisait parfois peur aux autres en leur disant des atrocités (certes souvent vraies et justes), comment il lui avait une fois mis devant les yeux une solution qu’elle cherchait…

Cette jeune institutrice était vraiment très inquiète, ce petit garçon ne correspondait vraiment pas à ses modèles théoriques.

Ce soir là en rentrant, le petit garçon dit à sa mère :

– Maman, je pense que la maîtresse veut vous convoquer pour vous expliquer des choses de “grands”. Comme par exemple que je ne suis pas très heureux de jouer avec mes camarades ou que je les trouve ennuyeux ! Je n’y peux rien maman, ils sont vraiment ennuyeux, ils ne peuvent pas inventer des histoires originales ni vraiment jouer avec moi. Je préfère rester seul. La maîtresse n’aime pas cela.

– Ne t’en fais pas mon chéri, tu sais bien que je suis de ton côté, mais si cette maîtresse insiste, ne peux-tu faire un effort pour faire semblant ? Je vais t’apprendre un dicton que je tiens de ma mère : “pour vivre heureux, vivons cachés”. Comprends-tu ce que cela veut dire ? En vois-tu toutes les implications à la situation présente ?

Nicole traitait vraiment son fils avec une grande ouverture et le considérait réellement comme un être responsable, même s’il n’avait que sept ans. Le bambin en était conscient et cet état de fait le justifiait !

Malgré sa totale confiance dans ses parents et l’enfance très heureuse qu’il vivait, Paul n’avait jamais osé annoncer à ses parents à quel point il se sentait différent. Bien qu’il les aimait vraiment beaucoup, il les considérait toujours comme des étrangers, comme des créatures d’une autre espèce. Un peu comme si lui-même était un voyageur d’ailleurs simplement là un temps limité. Il ne voulait pas les choquer, mais parfois ils lui semblaient si “restreints”, si bornés, si limités dans leurs visions.

Il n’avait pas vraiment d’amis ?

Et alors ?

Il savait que malgré tout leur amour, ses parents s’inquiétaient quelque part de son comportement. Par chance, il n’avait pas de difficulté à l’école. Pas qu’il soit exceptionnellement bon. Mais en travaillant un minimum il pouvait se maintenir dans la moyenne supérieure. Point besoin d’en faire plus. Pour arriver à quoi ? Il préférait vivre dans son monde et revenir sur terre de temps en temps.

Malgré son intelligence précoce et assez développée, le jeune garçon ne comprenait pas pourquoi il était regardé bizarrement. Le monde n’était-il pas peuplé d’individualités différentes ? Très rapidement ses idoles avaient été les figures emblématiques des contestataires, les groupes de musiques extrêmes, etc.

A cet âge déjà, il avait tous les enregistrements de SNOG, le fameux groupe qui était interdit de concert dans bien des états simplement parce que son message principal était “Ouvre tes yeux !”. Par chance ses parents étaient suffisamment ouverts pour ne pas lui poser de problème à ce niveau. (Juste de temps en temps des commentaires sur le niveau sonore de son écoute !)

Un jour, il était allé faire des courses avec sa grand-mère et celle-ci lui avait offert le dernier enregistrement de SNOG au grand dam de la vendeuse qui n’arrivait pas à cacher sa réprobation. Un vinyle jaune fluorescent ! Comme il était fier ce jour là !

Fier de recevoir ce disque ! Mais également fier de sa grand-mère qui avait bravé la réprobation silencieuse de cette vendeuse pour le lui offrir ! Lorsqu’il la remerciait, elle avait semblé plonger dans son âme et comprendre à quel point il était bouleversé par cette découverte. Elle lui avait souri, d’abord avec les yeux puis avec tout son visage et lui avait dit: “Ecoute ton cœur, ne suis pas les médiocres et ne te gène pas avec eux, tu as droit à la vie au même titre que les autres. Ils ne sont en tous les cas pas meilleurs que toi ! Mais n’oublie jamais que nous sommes tous les médiocres de quelqu’un d’autre !”

Cet événement s’était passé quelque temps avant sa mort et était resté cher à son cœur, sa grand-mère était réellement proche de lui et elle comprenait vraiment ses sentiments.

Paul avait parfois l’impression de venir d’une autre planète. Dans cette hypothèse, sa grand-mère devait provenir de la même ! C’est d’ailleurs ce qui l’avait aidé à surmonter le choc de sa disparition, pour lui, elle était simplement partie vers son monde d’origine.

Jamais il n’avait parlé de ces idées les plus étranges à personne, il avait rapidement compris que la différence n’est parfois pas la plus indiquée des stratégies.

 ***

Les années passèrent…

Il vécut toute son enfance en cachant toujours plus ses étranges sentiments et comportements, il devint un élève exemplaire qui jouait avec des amis et semblait être comme les autres. Ses parents furent rassurés et calmés de cette évolution qui replaçait leur fils dans un moule de normalité fort bienvenu. Après les problèmes précédents l’accouchement, le fait de revivre des événements étranges n’aurait pas été des plus simples pour les parents. Fort heureusement tout se déroula le plus simplement du monde jusqu’à ce fameux jour où en rentrant de l’école…

[1] La bonne volonté est parfois une malédiction !

Que valait ce qu’il était en train d’écrire ? Nul ne le savait. Il passait par des moments d’euphorie et de découragement, comme toute personne sur la planète. Il lui semblait que son histoire manquait de puissance, manquait de réalité. C’était un comble, une histoire qu’il considérait comme vraie qui manquait de réalité ! Il était également réticent parce que quelque part il avait l’impression qu’une fois son récit publié il allait mourir, comme si sa mission accomplie il pourrait passer à autre chose. Mais il n’avait pas envie de quitter la terre, pas encore[1]. Il était bien, il sentait que cette histoire qu’il relatait le dépassait, qu’elle faisait partie d’un vaste dessein. Mais lequel ? Il commença à y penser, à essayer de comprendre plus, d’appréhender une globalité plus vaste qui lui échappait. Ce n’était pas facile, il n’avait pas beaucoup de temps pour écrire et si en plus il en consommait une partie à rêvasser, comment pourrait-il avancer ? Comment pourrait-il soumettre son manuscrit avant l’été comme il en avait envie ?

***

Une cheminée craquait joyeusement, les bûches enflammées illuminaient la pièce de leurs jeux d’ombres et de lumières, transformant tout en un patchwork mouvant. Les odeurs de la pièce s’entremêlaient pour former un parfum, extraordinaire mélange de sapin qui brûle, de cire pour les sols en bois et de quelques autres dans lesquelles un nez bien affiné aurait pu déceler le café, des traces de Coco Mademoiselle de Chanel, une infime signature de tabac. Un chat noir était là, seul occupant de la pièce. Il était bien, c’était surprenant comme cette atmosphère créée pour l’homme lui convenait parfaitement.  Comme attentif à ce qui se passait bien au-delà de la pièce qu’il occupait, il y avait quelque chose de singulier dans cet animal, une force, une puissance. Comme pour chasser un mauvais rêve, le félin se retourna, avait-il l’air satisfait ?

***

Situation corrigée, l’humain s’est remis au travail !

***

Sans se douter qu’il était au cœur de l’attention d’un chat qui n’en était pas un, l’homme se replongea dans son récit, c’était si bon d’écrire, de ressentir la fierté de cette mère envers sa petite fille, si vrai, si réel ! Tellement…

***

[1]  Comme s’il avait le choix !